Iker le suivit. À plusieurs reprises, l’ibis effectua les mêmes allées et venues. Bénéficiant de son expérience de la course de fond, l’apprenti scribe franchit en un temps record la distance qui le séparait du Nil. L’oiseau l’attendait au-dessus d’un fourré de papyrus. Il se percha quelques instants au sommet des ombelles qu’il picora de son bec pointu, puis s’élança vers le ciel.

Sans nul doute, le messager du dieu des scribes l’avait amené dans cet endroit désert pour qu’il y fasse une découverte.

S’aventurer dans ce fouillis végétal n’était pas sans danger. Un crocodile ou un serpent pouvait s’y dissimuler. Aussi l’explorateur tapa-t-il du pied sur le sol avant d’écarter les roseaux et de s’enfoncer dans les papyrus.

Des gémissements le figèrent sur place.

Il y avait un bébé dans ce fourré !

Oubliant les risques, Iker progressa aussi vite que possible et tomba sur… un ânon ! Un grison blessé à une patte, replié sur lui-même dans l’attente de la mort.

Lentement, afin de ne pas l’affoler, Iker le dégagea de la

gangue dont il était prisonnier. Le malheureux n’avait plus que la peau sur les os, ses côtes étaient apparentes.

—  Je vais te prendre dans mes bras, lui annonça Iker, et je te soignerai.

Ses grands yeux marron emplis de terreur, l’ânon ne gardait visiblement pas un bon souvenir de ses premiers contacts avec l’espèce humaine.

Afin de le calmer, Iker s’assit près de lui et fit une première tentative de caresse. Le blessé trembla de peur, persuadé qu’on allait encore le frapper. Le contact d’une main douce et affectueuse le surprit et l’apaisa. Peu à peu, le jeune scribe gagna sa confiance.

—  Il faut sortir d’ici et te nourrir.

Le grison ne pesait pas bien lourd. Iker redoutait une réaction violente ; au contraire, son protégé s’abandonna, se sentant enfin en sécurité.

Brusquement, alors que son sauveur empruntait le chemin menant vers les cultures, l’ânon s’agita et gémit. La raison de sa crainte n’était pas difficile à deviner : un paysan armé d’une fourche venait vers eux à grandes enjambées.

—  Jette ce monstre dans les marais, éructa-t-il, et qu’il soit dévoré par les crocodiles !

—  Où vois-tu un monstre ? Ce n’est qu’un ânon blessé et affamé.

—  Tu ne l’as pas bien regardé !

—  Je crois que si et j’ai constaté qu’il avait été maltraité. Si tu es le coupable, tu seras condamné.

—  Coupable de m’être débarrassé d’une créature maléfique ? On me félicitera, au contraire !

—  Pourquoi l’accuses-tu ainsi ?

—  Je vais te montrer.

—  Non, n’approche pas !

—  Regarde, sur sa nuque ! Regarde la marque !

Iker nota la présence de quelques poils roux.

—  Cette bête est une créature de Seth, elle porte malheur !

—  C’est l’ibis de Thot qui m’a conduit à l’endroit où tu as abandonné cet ânon après l’avoir frappé. Crois-tu que le dieu des scribes soit incapable de discerner le mal ?

—  Mais la tache… Les rouquins sont des créatures de Seth !

—  Celle-là possédera peut-être sa force, tout en étant purifiée par l’ibis de Thot.

—  Tu es qui, toi ?

—  Un apprenti scribe de la classe du général Sépi.

Le ton du paysan changea.

—  Bon, on pourrait peut-être s’arranger. Cet ânon est ma propriété, mais je te le donne à condition que tu ne portes pas plainte contre moi.

—  Tu me demandes beaucoup.

—  Écoute, j’ai cru bien faire, et un tribunal m’innocenterait sûrement ! Comment pouvais-je prévoir l’intervention de Thot ?

—  Marché conclu, l’ami.

Heureux de s’en tirer à si bon compte, le paysan déguerpit. Presque aussitôt, l’ânon se détendit à nouveau.

Au moment où la douce brise venant du nord se leva, le grison huma l’air avec intérêt. Enfin apparut dans ses yeux une curiosité envers le monde qui l’entourait. Le regard empli d’un amour infini pour son sauveur, il s’éveillait à la vie.

—  Ton nom s’impose, estima Iker. Tu t’appelleras Vent du Nord.

 

35.

Cachés dans le Delta, à deux jours de marche au nord-est de la ville d’Imet, Gueule-de-travers et ses élèves vivaient de chasse et de pêche. Ils faisaient bombance chaque jour, et leur chef en profitait pour durcir encore l’entraînement. Dans un tel milieu, il était facile d’organiser des embuscades et d’imaginer des parades. Deux recrues y avaient perdu la vie, mais il s’agissait d’un minimum plutôt satisfaisant. Il prouvait que le travail portait ses fruits et que les commandos seraient bientôt prêts à agir.

Devenir le chef de la plus belle bande de pillards jamais vue sur la terre d’Égypte : tel était le but de Gueule-de-travers. Il infligerait tant de souffrances à ses ennemis qu’ils finiraient par prononcer son nom avec frayeur.

—  Le guetteur nous signale des intrus, chef.

—  Pas possible… On va bien s’amuser ! Tout le monde en position.

Bien entendu, cette éventualité avait été prévue. Et la troupe de Gueule-de-travers s’était préparée à éliminer les gêneurs.

—  Combien de curieux ?

—  Quatre hommes.

—  Trop facile ! On va s’en occuper à deux.

C’était un jour faste pour Shab le Tordu, car Gueule-de-travers le reconnut juste avant de lancer son poignard.

Avec son acolyte, il jaillit des roseaux comme un fauve.

—  Salut, camarade ! Bon voyage ?

—  Tu m’as fait peur, imbécile !

—  Mais… où est le grand patron ?

—  Une patrouille de policiers du désert l’a arrêté et probablement conduit à Sichem.

—  Pourquoi ne l’avez-vous pas exterminée ?

—  Ils étaient trop nombreux. Et puis l’Annonciateur nous a donné l’ordre de fuir.

—  Pour un type comme lui, déplora Gueule-de-travers, triste fin de carrière.

—  Qu’est-ce que tu racontes ? Nous allons nous rendre à Sichem et le délivrer.

—  Tu délires, le Tordu ! Crois-tu que les Égyptiens commettront l’erreur de laisser la ville sans surveillance ? Il y aura un véritable régiment à demeure, et nous ne serons pas de taille.

—  Tes élèves ne sont-ils pas bien formés ?

—  Pour des opérations ponctuelles, pas pour un choc frontal.

—  Nous n’attaquerons pas la caserne, mais la prison.

—  D’abord, elle sera bien gardée, et rien ne prouve que nous parvenions à délivrer l’Annonciateur ; ensuite, nous arriverons sûrement trop tard.

—  Pour quelle raison ?

—  Parce qu’il aura été exécuté. Crois-tu que le pharaon traitera avec tendresse le meneur des révoltés ?

Shab grimaça.

—  Ton Annonciateur, il est déjà mort. Nous rendre à Sichem équivaudrait à un suicide, le Tordu.

—  Alors, que proposes-tu ?

—  Acceptons la fatalité et occupons-nous de notre propre avenir. Avec cette équipe-là, nous ferons mieux que les coureurs des sables.

—  Sans doute, sans doute, mais l’Annonciateur…

—  Oublie-le ! À présent, il rôtit dans les fourneaux de l’enfer.

—  Et si on lui laissait une chance ?

—  Quelle chance ? S’étonna Gueule-de-travers.

—  Celle de s’évader. Tu sais bien qu’il n’est pas un homme ordinaire. Ses pouvoirs lui permettront peut-être d’échapper à ses ennemis.

—  Il a quand même été arrêté !

—  Et s’il l’avait voulu ainsi ?

—  Dans quelle intention ?

—  Celle de nous prouver que personne ne peut l’emprisonner !

—  Tu le prends pour un dieu, ton Annonciateur !

—  Il possède la puissance des démons du désert et saura l’utiliser.

—  Des discours, tout ça… Nous, on est libres, bien vivants et prêts à détrousser des Égyptiens.

—  Restons ici jusqu’à la nouvelle lune, proposa Shab le Tordu. Si l’Annonciateur n’est pas arrivé ce jour-là, nous partirons.

—  Entendu, concéda Gueule-de-travers. On en profitera pour bien manger en attendant de bien boire. Dans les fermes et les villas, il doit y avoir de jolies réserves de vin et de bière. Les filles, on s’en occupera en dernier.

Dans une cellule au sol de terre battue, une dizaine d’hommes, tous prostrés, à l’exception de l’Annonciateur. Dissimulée dans un pan de sa tunique, la reine des turquoises écartait le mauvais sort. De fait, dès qu’il avait été jeté dans cette geôle malodorante, l’avenir s’était éclairci, car l’un des prisonniers lui ressemblait comme un frère. Presque aussi grand que lui, le visage émacié, la même allure. Seule la barbe devait encore pousser pendant quelques jours. Ce délai, l’Annonciateur était certain de l’obtenir, puisque les militaires égyptiens interrogeaient de manière approfondie les citadins avant de s’occuper des bergers appréhendés aux abords de la ville et rassemblés ici.

—  Vous ne me connaissez pas, déclara-t-il, mais moi, je vous connais.

Des regards interrogatifs se levèrent vers lui.

—  Vous êtes des travailleurs courageux, exploités par un occupant si cruel que vous avez renoncé à lutter. Moi, je suis venu pour vous aider.

—  Te crois-tu capable d’abattre les murs de cette prison ? Ironisa le propriétaire d’un troupeau de moutons.

—  Je le suis, mais pas comme tu l’imagines.

—  Comment procéderas-tu ?

—  Avez-vous entendu parler de l’Annonciateur ?

Un seul berger réagit.

—  Ce ne serait pas un magicien allié des démons du désert ?

—  En effet.

—  Pourquoi viendrait-il nous délivrer ?

—  Il ne viendra pas.

—  Alors, tu racontes n’importe quoi !

—  Il ne viendra pas, parce qu’il est ici.

L’Annonciateur posa la main sur l’épaule du grand benêt.

—  Voici votre sauveur.

—  Lui ? Mais il sait à peine parler !

—  Jusqu’à présent, vous ne l’avez pas reconnu, et ce fut votre plus grave erreur. Dans moins d’une semaine, il sera prêt à terrasser l’adversaire et à nous libérer.

Les bergers haussèrent les épaules, et chacun se tassa dans son coin. L’Annonciateur entreprit de former son substitut en lui faisant répéter quelques phrases simples qu’avaient entendues mille fois les habitants de Sichem. Trop heureux d’être ainsi pris en main et d’échapper au climat pesant de la prison, le benêt fit preuve de la meilleure volonté.

Une semaine venait de s’écouler.

La porte de la cellule s’ouvrit avec fracas.

—  Sortez tous, on va vous interroger, annonça un policier égyptien.

—  Nous n’obéissons qu’à l’Annonciateur, déclara un berger qui avait accepté de jouer le jeu.

Le policier s’étrangla.

—  Répète !

—  L’Annonciateur est notre guide. C’est lui, et lui seul, qui nous dicte notre conduite.

—  Où est-il, ce fameux guide ?

—  Ici, parmi nous.

Les prisonniers s’écartèrent pour laisser apparaître le substitut que l’Annonciateur avait coiffé de son turban et revêtu de sa tunique.

Le policier posa la pointe de son gourdin sur la poitrine de l’étrange personnage.

—  C’est bien toi, l’Annonciateur ?

—  C’est bien moi.

—  Et c’est bien toi qui as déclenché l’émeute de Sichem ?

—  Dieu m’a élu pour terrasser les oppresseurs du peuple, et je le mènerai à la victoire.

—  Ben voyons ! On va te présenter au général Nesmontou, mon gaillard.

—  Aucun ennemi ne parviendra à me vaincre, car je suis l’allié des démons du désert.

—  Ligotez-moi ça, ordonna le policier à ses collègues.

Le véritable Annonciateur s’approcha.

—  Nous, on est des bergers, murmura-t-il, et on ne comprend rien à cette histoire. Nos bêtes nous attendent. Si on ne s’en occupe pas très vite, nous perdrons tout.

Fils de paysan, le policier fut sensible à cet argument.

— Bon, on va vous interroger. Ensuite, on verra.

Suivant le plan prévu, les bergers protestèrent de leur totale innocence. L’un après l’autre, ils furent libérés. La police était trop heureuse d’avoir déniché le gros morceau pour se charger du menu fretin.

Le général Nesmontou considéra avec suspicion l’homme enturbanné.

—  Tu es donc le révolté qui a ordonné le massacre de la garnison égyptienne de Sichem ?

—  Je suis l’Annonciateur. Dieu m’a élu pour terrasser les oppresseurs du peuple et…

—  … Et tu le mèneras à la victoire, je sais. Ça fait vingt fois que tu le répètes. Qui est derrière toi ? Les Asiatiques, les Libyens ou seulement les Cananéens ?

—  Dieu m’a élu pour…

Le général gifla son prisonnier.

—  Je regrette parfois que le pharaon interdise la pratique de la torture. À question claire, réponse claire : agis-tu seul ou bien as-tu un commanditaire ?

—  Dieu m’a élu…

—  Suffit ! Qu’on l’emmène et qu’on continue à le questionner. Quand il aura trop soif, il finira peut-être par parler.

Grâce à l’enseignement de l’Annonciateur, le benêt était persuadé de pouvoir tenir tête aux Égyptiens. Aucun d’eux ne parvint à lui arracher d’autres mots que les formules toutes faites dont l’énoncé le rendait imperturbable.

—  Nous avons bien mis la main sur ce fou criminel, estima l’aide de camp du général.

—  Une dernière vérification me paraît nécessaire : promenez-le dans les rues de la ville.

Lors de ses premiers pas, la patrouille chargée de la mission crut que le prisonnier n’était qu’un imposteur, car personne ne se manifestait sur son passage.

Soudain, une femme hurla.

—  C’est lui, je le reconnais !

Un vieillard surenchérit.

—  L’Annonciateur est de retour !

En quelques secondes, ce fut l’attroupement. Les policiers se dégagèrent avec rudesse et reconduisirent leur prisonnier à la caserne.

—  Plus aucun doute, mon général, déclara un officier. Ce dément est bien l’Annonciateur. Si nous voulons éviter de nouvelles difficultés, il faut au plus vite montrer son cadavre à la population.

—  Fais-lui absorber du poison, ordonna Nesmontou.

Pendant que le général rédigeait un long rapport à l’intention du pharaon, le benêt entrait dans la mort avec une parfaite insouciance. L’Annonciateur ne lui avait-il pas promis qu’il serait admis dans un palais magnifique, peuplé de superbes créatures peu farouches qui satisferaient tous ses désirs pendant que des échansons lui offriraient les meilleurs vins ?

 

36.

Iker n’avait noué aucune relation avec ses condisciples et il se consacrait exclusivement à son travail. Le soir, il se contentait d’une soupe de lentilles et de fèves bouillies, agrémentées d’oignons, et d’un croûton de pain frotté d’ail, avant d’allumer plusieurs lampes alimentées à l’huile de ricin. Peu coûteuse, utilisée comme onguent par les plus pauvres, elle servait surtout de combustible pour l’éclairage.

L’apprenti scribe ne cessait de recopier les textes classiques afin de les graver dans sa mémoire, de façonner sa main et d’obtenir une écriture aussi rapide que lisible. En dessinant la pensée, il la rendait si vivante qu’il en épousait les multiples contours. Les hiéroglyphes étaient bien plus qu’une succession d’images ; en eux résonnaient les actes créateurs des divinités pour donner à chaque parole sa pleine efficacité.

Pouvait-on prolonger la vie et la rendre chatoyante en écrivant ? Au fur et à mesure que son esprit assimilait les signes, qu’il se transformait en eux et par eux, Iker en était de plus en plus persuadé. Rester un simple scribe confiné dans des tâches administratives ne l’intéressait pas ; il voulait percer le mystère de ce langage à la fois abstrait et concret qui avait créé la civilisation égyptienne.

En travaillant avec autant d’acharnement, le jeune homme évitait de penser à elle. Mais au détour d’une phrase, son visage réapparaissait et l’entraînait dans un espoir insensé. Jamais il ne la reverrait, à moins que ses compétences de scribe ne lui ouvrent les portes d’Abydos. Peut-être y aurait-il d’autres fêtes ou d’autres rites qu’elle honorerait de sa présence !

Non, il ne renoncerait pas. C’était pour elle qu’il partait à la conquête de la grammaire, du lexique, du juste agencement des hiéroglyphes qui, par leur disposition sur le bois, le papyrus ou la pierre, émettaient une harmonie que seuls connaissaient les maîtres de l’écriture.

Iker allait souvent voir son ânon, confortablement installé sur une litière changée chaque matin. Doté d’un solide appétit, Vent du Nord grossissait à vue d’œil et sa blessure ne serait bientôt qu’un mauvais souvenir.

Lors de leur première promenade dans la campagne, ce fut le grison qui prit la tête et retrouva son chemin sans commettre la moindre erreur. Dans ses yeux, une joie intense.

—   C’est bon d’avoir un véritable ami, lui confia Iker. À toi, je peux tout dire.

L’apprenti scribe raconta son histoire à Vent du Nord sans rien omettre. Les grandes oreilles se dressèrent, attentives.

—  Que cette bande de scribaillons prétentieux ne m’aime pas, ça m’est égal. Ils me donnent plutôt de la force ! À voir ces cerveaux tellement imbus d’eux-mêmes qu’ils ne respectent ni autrui ni les signes sacrés, je n’ai d’autre désir que de tracer mon propre chemin sans tenir compte de leur opinion. Ce qui caractérise les imbéciles, c’est leur stérilité qui les rend envieux et jaloux. Ceux qui ne leur ressemblent pas, ils tentent de les détruire. Toi et moi, nous sommes vraiment frères. Unis, nous ferons front.

L’âne lécha la main de son sauveur, qui le gratifia de longues caresses avant de regagner sa chambre. Comme chaque soir, il posait sur son ventre l’ivoire magique que lui avait offert la dame Téchat afin d’écarter les mauvais génies. Le matin, dès son réveil, il le glissait sur ses deux petites amulettes, représentant un faucon et un babouin, pour les recharger d’énergie.

—  Demain, annonça le général Sépi aux dix élèves appelés à devenir des scribes d’élite, journée de repos.

Comme d’ordinaire, Iker fut le dernier à sortir de la classe.

—  Général, je sollicite une faveur.

—  Je t’autorise à ne pas balayer la classe pendant ce congé.

—  Permettez-moi de consulter les archives de la province.

—  Ne préfères-tu pas t’amuser ou te reposer ?

—  Tôt ou tard, je serai confronté à ce type de document. Je désire commencer au plus vite.

—  Quel genre d’archives ?

—  Oh, un peu tout ! Je ne souhaite pas m’enfermer dans une spécialité.

—  Je te rédige un sauf-conduit.

Le jeune homme dissimula son excitation.

Muni du précieux sésame, il se présenta au responsable.

—  Quels documents désires-tu consulter ?

—  Tout ce qui se rapporte aux bateaux, aux équipages et aux expéditions commerciales.

—  Depuis quelle date ?

—  Disons… depuis trois ans.

Le préposé le conduisit dans une vaste salle en briques. Sur des étagères étaient soigneusement rangés papyrus et tablettes.

—  Je ne tolère aucun désordre. À la moindre négligence, je demanderai à ton professeur d’annuler ton autorisation.

—  Je respecterai le règlement à la lettre, promit Iker.

Lui, si impatient, se montra méthodique. Le nombre d’heures de recherche nécessaires ne l’effraya pas, bien au contraire. Dans une telle masse de documents, il découvrirait certainement un indice.

La province du Lièvre possédait de nombreux bateaux, mais aucun ne s’appelait Le Rapide. Cette déception passée, Iker espéra que les deux marins dont il connaissait le nom avaient appartenu à d’autres équipages recensés par l’administration. Mais aucune trace de Couteau-tranchant ni d’Œil-de-Tortue.

Quant aux diverses expéditions commerciales, aucune n’avait eu le pays de Pount comme destination.

Seule la bonne santé de Vent du Nord qui grandissait à vue d’œil et la richesse des cours dispensés par le général Sépi lui évitaient de céder au pessimisme.

Alors qu’il sortait de la salle de classe qu’il venait de nettoyer dans ses moindres recoins, Iker se heurta à trois jeunes filles aussi élégantes que moqueuses. Robes légères, bracelets aux poignets et aux chevilles, colliers de perles, diadèmes ornés de bleuets… De véritables princesses fières d’étaler leurs richesses !

—  C’est bien toi, le scribe Iker ? demanda la plus grande, à la voix enjôleuse.

—  Je ne suis qu’un apprenti.

—  Il paraît que tu travailles trop, susurra la plus jeune, au regard espiègle.

—  De mon point de vue, on ne travaille jamais assez. Il y a tant de textes majeurs à étudier !

—  Ce n’est pas un peu ennuyeux, à la longue ?

—  Au contraire ! Plus on pratique les hiéroglyphes, plus on découvre de merveilles.

—  Et nous, comment nous trouves-tu ?

Iker rougit jusqu’aux oreilles.

—  Mais je… Comment juger de… ? Pardonnez-moi, je dois m’occuper de mon âne.

—  Ne sommes-nous pas plus séduisantes que cette bête ? demanda celle qui n’avait pas encore pris la parole.

—  Toutes mes excuses, je suis vraiment pressé.

En prenant la fuite, Iker réussit à échapper à ces trois grâces qui se ressemblaient de manière surprenante. Leur écart d’âge devait être minime, et il était malaisé de les différencier au premier coup d’œil. Mais leur beauté était trop artificielle, leur allure trop apprêtée ; et l’apprenti ne formait qu’un vœu : qu’elles cessent de l’importuner.

Ce souhait ne fut pas exaucé.

Le soir même, la cadette frappa à la porte de sa chambre.

—  Je ne te dérange pas, Iker ?

—  Non… Enfin, si… Vous ne pouvez pas entrer ici, parce que…

—  Parce qu’il y a déjà une autre jeune fille ?

—  Non, bien sûr que non !

—  Alors, laisse-moi t’offrir ce que j’ai préparé.

Elle était maquillée avec excès : trop de kohol vert autour des yeux, trop d’ocre rouge sur les lèvres, trop de parfum.

Elle déposa deux plats sur le sol.

—  Le premier contient des pâtisseries aux fruits du jujubier, expliqua-t-elle. Ma servante les a broyés pour en obtenir une farine très fine, et j’ai moi-même ajouté le miel avant de faire cuire le gâteau au four. Le second, un fromage aux herbes préparé avec le lait de notre plus belle vache. Tu ne dois jamais manger des nourritures aussi délicates, je suppose ? Si tu es gentil avec moi, tu ne manqueras plus de rien.

—  Je ne peux pas accepter.

—  Pour quelle raison ?

—  Vous êtes sûrement quelqu’un de très important, je ne suis qu’un apprenti scribe.

—  Pourquoi ne deviendrais-tu pas, toi aussi, quelqu’un d’important ? Mon aide sera très efficace, crois-moi !

—  Je préfère me débrouiller seul.

—  Allons, ne joue pas les fortes têtes ! Ose dire que je ne te plais pas…

Iker la regarda droit dans les yeux.

—  Vous ne me plaisez pas.

—  Tu aimes prendre des risques, Iker. Ignores-tu vraiment qui je suis ?

—  Qui que vous soyez, je refuse vos largesses.

—  Ton cœur serait-il déjà pris ?

—  Ça ne regarde que moi.

—  Oublie-la ! Comment oserait-elle se comparer à la fille de Djéhouty, le maître de la province du Lièvre ! Mes sœurs et moi, nous choisissons les hommes avec lesquels nous prenons du plaisir. Tu es l’un de ces heureux élus.

Elle commença à faire lentement glisser sur son épaule l’une des bretelles de sa robe.

—  Sortez immédiatement ! exigea Iker.

—  Ne m’humilie pas, tu le paierais cher !

—  Cessez ce jeu malsain et laissez-moi en paix.

—  C’est ton dernier mot ?

—  Vous m’avez parfaitement compris.

Elle réajusta sa bretelle en jetant un regard haineux à l’apprenti scribe, qui ramassa les deux plats.

—  N’oubliez pas ce qui vous appartient.

—  Tu vis tes dernières heures dans cette province, petit insolent !

Après avoir nourri son âne, Iker s’était rendu au réfectoire. Ce ne fut qu’à la dernière cuillerée de soupe qu’il lui trouva un goût bizarre. Il but beaucoup d’eau afin de se débarrasser de cette impression désagréable et n’obtint que le résultat inverse. L’eau elle-même lui parut imbuvable.

L’apprenti scribe voulut s’entretenir avec le cuisinier, mais il avait disparu.

Et soudain, sa tête se mit à tourner. Pris de vertige, Iker s’écroula et ne parvint pas à se relever.

Sa vue se brouilla, néanmoins il distingua les silhouettes des trois filles de Djéhouty.

La cadette se pencha sur sa victime.

—  Rassure-toi, tu ne mourras pas empoisonné. Nous t’avons administré un simple somnifère pour que tu sois à notre merci. Maintenant, on va te faire boire de l’alcool de dattes, beaucoup d’alcool. Tes vêtements et ta peau en seront imprégnés. C’est un scribaillon complètement ivre que découvrira ici le personnel du réfectoire. Amusant, non ?

Iker tenta de protester, mais ses paroles incohérentes s’entrechoquèrent.

—  Dors bien, petit insolent qui a osé nous repousser ! Quand tu te réveilleras, nous serons vengées. Et toi, tu auras tout perdu.

—  Tu es semblable à un gouvernail tordu, dit le général Sépi à Iker, à une chapelle sans son dieu, à une maison vide ! On apprend la danse à un singe, on dresse un chien, on parvient même à attraper un oiseau par les ailes, mais toi… comment t’éduquer ? Ton cœur est agité, tes oreilles sont sourdes ! Toi, un élève de ma classe, tu t’es saoulé et tu as souillé l’habit de scribe

—  J’ai été victime d’un complot, déclara l’accusé, dont l’esprit était encore embrumé.

La colère du général sembla s’apaiser.

—  Et qui seraient les comploteurs ?

—  Des gens qui ont profité de ma crédulité.

—  Nomme-les !

—  Je suis le seul responsable, j’aurais dû me méfier davantage. On a drogué ma nourriture et on m’a fait boire de force.

—  Qui est ce « on » ?

—  Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. Et si vous me croyiez, vous ne pourriez rien faire pour châtier les coupables. Leur unique but était de me déconsidérer à vos yeux. Que mérite un apprenti scribe reconnu ivrogne, sinon d’être chassé de votre école et même de la province qui l’avait accueilli ?

—  Les faits sont les faits, Iker. Et tes explications sont trop embrouillées pour être crédibles. Si tu veux prouver ton innocence, il faut désigner tes adversaires et organiser une confrontation.

—  Elle ne mènerait à rien, général.

—  Alors, seul un signe de l’autre monde pourrait modifier ma décision.

Sépi appela deux soldats qui accompagneraient Iker à la frontière sud de la province du Lièvre. Le professeur regrettait de se séparer ainsi de son meilleur élève, mais la faute était trop grave.

—  Là, mon général, regardez ! s’exclama un militaire en reculant.

Un caméléon au ventre blanc venait de pénétrer dans la pièce. Il leva ses yeux étranges vers Sépi, qui prononça aussitôt une formule d’apaisement. Après une brève hésitation, l’animal se retira.

—  Le caméléon est l’une des manifestations d’Anubis, précisa-t-il à Iker. Tu sembles bénéficier de remarquables protections.

—  Vous… vous ne m’expulsez pas ?

—  Qui serait assez fou pour négliger l’intervention d’Anubis ?

—  Croyez-vous, général, que j’appartiendrai un jour au Cercle d’or d’Abydos ?

Sépi se figea. Iker eut le sentiment de contempler une statue aux yeux inquisiteurs.

—  Qui t’a parlé de ce Cercle ?

—  C’est davantage qu’une simple expression poétique, n’est-ce pas ?

—  Réponds à ma question.

—  Un jardinier. Nos routes se sont croisées, puis séparées.

—  Les poètes savent nous faire rêver, mon garçon. Mais toi, tu travailles pour devenir scribe et t’occuper du réel.

 

37.

Face à Djéhouty, tassé dans son fauteuil à haut dossier, ses trois filles piaffaient d’impatience.

—  Peut-on enfin te parler ? demanda l’aînée.

—  Un instant, je termine l’étude d’un dossier.

Le chef de province prit tout son temps pour replier un long papyrus.

—  Que vous arrive-t-il, mes douces ?

—  Père, nous sommes indignées et nous faisons appel à notre juge suprême !

—  Tu veux parler de la déesse Maât ?

—  Non, de toi ! Des actes abominables viennent d’être commis sur ton territoire et le coupable est resté impuni.

Djéhouty parut impressionné.

—  C’est très grave, en effet. En savez-vous davantage ?

La cadette intervint avec véhémence.

—  Le scribe apprenti Iker a volé de l’alcool de dattes et il s’est enivré. C’est une attitude indigne et inqualifiable ! Et ce matin, nous avons vu ce gredin pénétrer de nouveau dans l’école du général Sépi, comme si rien ne s’était passé ! Tu dois intervenir tout de suite, père, et chasser cet Iker de notre province.

Djéhouty regarda ses filles avec une gravité teintée d’ironie.

—  Rassurez-vous, mes douces, j’ai tiré cette affaire au clair.

—  Que… que veux-tu dire ?

—  Ce malheureux jeune homme a été victime d’une malveillance, mais la protection du dieu Anubis, apparu sous la forme d’un caméléon, nous a permis de comprendre qu’il disait bien la vérité.

—  A-t-il accusé quelqu’un ? interrogea l’aînée, anxieuse.

—  Non, et c’est une preuve supplémentaire de sa générosité. Toi et tes sœurs, n’auriez-vous pas des soupçons ?

—  Nous ? Mais comment… Non, bien sûr que non !

—  Je m’en doutais. Sachez que je considère Iker comme un futur scribe de grande valeur et que je n’admettrai plus aucune attaque contre lui. Quel qu’en soit l’auteur, il sera sévèrement châtié. Nous nous comprenons bien, mes douces ?

Les trois filles de Djéhouty hochèrent la tête affirmativement et sortirent de la salle d’audience dans laquelle entra un petit homme très maigre, porteur d’une sacoche en cuir qui paraissait trop lourde pour sa faible constitution.

—  Ah, docteur Goua ! Je vous espérais depuis un bon moment.

—  Vous êtes le chef de cette province, rétorqua le praticien de son habituel ton pincé, mais je n’ai pas que vous à soigner. Entre les crises de rhumatismes, les otites et les ulcères, je ne sais plus où donner de la tête. À croire que tous les malades se sont donné le mot, ce matin ! Il faudrait que mes jeunes confrères soient un peu plus compétents et mettent davantage de cœur à l’ouvrage. Bon… De quoi souffrez-vous, aujourd’hui ?

—  Une digestion difficile et…

—  J’en ai assez entendu. Vous mangez trop, vous buvez trop, vous travaillez trop et vous ne dormez pas assez. Et puis vous avez votre âge, que vous refusez d’accepter. Face à cette obstination, la médecine est impuissante. Inutile d’espérer un changement de vos habitudes. Vous êtes le pire de mes patients, mais je suis quand même obligé de vous guérir.

Chaque consultation débutait par le même discours. Djéhouty se gardait bien d’interrompre le docteur Goua dont le traitement s’était toujours montré à la hauteur du diagnostic.

De sa sacoche, il sortit un pot qui avait la forme d’un personnage, un genou en terre, portant un vase sur son épaule et le soutenant de sa main gauche. Tracée de la main du thérapeute, l’inscription disait : « Je suis las de tout supporter. »

—  Voici un mélange laxatif composé de levure de bière, d’huile de ricin et de quelques autres ingrédients que vous n’avez pas besoin de connaître. Votre estomac vous laissera en paix, vous oublierez votre tube digestif et vous croirez que vous êtes en bonne santé. Erreur fatale, mais qu’y puis-je ? Nous nous reverrons après-demain.

Fourmi infatigable, Goua partit s’occuper d’un autre patient.

Et ce fut au tour du général Sépi de paraître devant le chef de province.

—  Votre santé, seigneur ?

—  Il y a pire, mais je crois que le temps de la régénération est venu.

—  Mes ritualistes sont prêts, déclara Sépi. L’eau d’Abydos est à votre disposition.

—  Il te faudra un scribe assistant : pourquoi pas Iker ?

Le général était dubitatif.

—  N’est-ce pas un peu trop tôt ?

—  Est-il jamais trop tôt pour former un être dont les dieux ont tracé le chemin ?

—  J’aurais aimé avoir plus de temps pour le préparer, le…

—  S’il est bien celui que nous imaginons, trancha Djéhouty, vivre ce rite l’éveillera davantage à lui-même. Si nous nous sommes trompés, ça ne fera qu’un vantard de plus qui se cassera les dents sur ses propres illusions.

Sépi aurait souhaité mieux protéger son meilleur élève, mais il ne pouvait que s’incliner.

Iker n’avait toujours pas le moindre contact avec ses camarades qui le jalousaient à cause de ses excellents résultats. Nul ne doutait que l’étranger était l’élève le plus brillant de la classe, loin devant son second. Non seulement il percevait le sens de textes ardus avec une facilité insolente, mais encore il réussissait n’importe quel exercice comme s’il ne comportait aucune difficulté. Et le général Sépi venait de lui confier la rédaction d’un décret concernant les modalités de l’arpentage après le retrait des eaux de la crue.

Autrement dit, Iker était nommé scribe de la province du Lièvre et il ne tarderait plus à quitter l’école pour occuper son premier poste.

Après sa mésaventure, le jeune homme ne manquait pas d’interroger le cuisinier avant chaque repas. Ce dernier, sachant qu’il serait considéré comme le responsable d’un nouvel incident, goûtait tous les plats.

—  Ce soir, l’avertit Sépi, tu dîneras plus tard. Ton matériel est-il prêt ?

—  Il ne me quitte jamais.

—  Alors, suis-moi.

Iker sentit qu’il ne fallait poser aucune question. Le général était recueilli comme un soldat prêt à livrer un combat à l’issue incertaine.

Sur la rive orientale du Nil, au sommet d’une colline, avaient été creusées les tombes des seigneurs de la province du Lièvre. D’un côté elles dominaient le fleuve, de l’autre le désert dans lequel s’enfonçait une piste serpentant entre deux falaises.

Illuminée par de nombreuses torches, gardée par deux soldats, la demeure d’éternité préparée pour Djéhouty était impressionnante, avec son profond portique que supportaient deux colonnes aux chapiteaux à feuilles de palmier, sa grande chambre rectangulaire et sa petite chapelle terminale.

Iker s’immobilisa sur le seuil.

—  Je t’ai ordonné de me suivre, rappela Sépi.

La gorge serrée et le pied hésitant, le jeune homme pénétra dans la tombe.

Djéhouty se tenait debout devant la chapelle du fond. Vêtu d’un simple pagne à l’ancienne, il paraissait plus grand et plus large que d’ordinaire.

Soudain, ce fut la pénombre.

Deux ritualistes, portant des vases, se disposèrent de part et d’autre du chef de province. La dernière lampe allumée était celle que tenait le général Sépi.

—  Énonce ces formules, demanda-t-il à Iker. Par ta voix, elles deviendront réalité.

Le jeune scribe lut le papyrus à la superbe teinte dorée.

—  Que l’eau de la vie purifie le Maître, qu’elle rassemble ses énergies et qu’elle rafraîchisse son cœur.

Les deux ritualistes élevèrent les vases au-dessus de la tête de Djéhouty.

Iker s’attendait à en voir sortir de l’eau, mais il fut ébloui par des rayons de lumière qui enveloppèrent le corps du vieil homme.

Contraint de fermer les yeux, Iker se crut d’abord victime d’une illusion. Toutefois, il se força à les rouvrir, au risque d’être aveuglé.

Une douce clarté revêtait à présent Djéhouty, qui semblait avoir rajeuni de plusieurs années.

—  Toi qui voulais connaître le Cercle d’or d’Abydos, dit le général Sépi, regarde-le agir.

 

38.

Iker n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

Tous les détails de l’étrange cérémonie s’étaient gravés dans sa mémoire, et il cherchait en vain à comprendre la signification des extraordinaires paroles prononcées par le général Sépi.

Certes, il devait retrouver la trace de ceux qui avaient tenté de le supprimer et découvrir la raison de leurs actes ; mais il lui fallait aussi percer le mystère du Cercle d’or d’Abydos et revoir la sublime prêtresse dont il était chaque jour plus amoureux.

Trop de tâches, trop de lourdes tâches et de missions impossibles pour un jeune homme solitaire et sans fortune… Mais pas pour Iker ! Bien sûr, le doute, voire le désespoir, tenterait mille et une fois de le submerger. À lui de contenir leurs assauts et de tracer son chemin, là où il n’en existait pas.

Les épreuves et les difficultés renforçaient sa détermination. S’il se montrait incapable de les surmonter, ce serait la preuve de son indignité. Alors, sa vie serait inutile.

— Le scribe Iker est demandé au palais du chef de province, annonça la voix d’un héraut.

L’interpellé se vêtit en hâte, prit son matériel et le mit dans l’une des sacoches que pouvait à présent porter Vent du Nord sans se fatiguer.

Djéhouty était déjà installé dans la plus confortable de ses chaises à porteurs.

—  Allons-y, ordonna-t-il.

Iker s’attendait à être inclus dans une cohorte de scribes qui suivraient leur maître pour enregistrer ses déclarations.

Mais il était seul et, pendant quelques instants, il fut pris de panique. Comment lui, un débutant, parviendrait-il à remplacer plusieurs spécialistes ? Puisqu’on ne lui laissait pas le choix, il ne reculerait pas.

Djéhouty longea le canal qui traversait sa province, contempla la zone verdoyante et marécageuse réservée au gibier, puis parcourut une partie du terroir agricole, où il rencontra des paysans, des jardiniers, des vignerons et des bergers. Il visita ensuite les ateliers des potiers, des charpentiers et des tisserands, puis conversa avec des boulangers et des brasseurs auxquels il recommanda de veiller à la qualité de leur production, en baisse ces dernières semaines.

L’énergie de Djéhouty était surprenante. Connaissant chacun de ses administrés, il utilisait toujours le mot juste et ne formulait que des critiques constructives. À aucun moment, le chef de province ne donna le moindre signe de fatigue.

Son scribe se montra à la hauteur, bien que son poignet fût douloureux à force de noter les entretiens.

Enfin, Djéhouty retourna à son palais où il se désaltéra avec de la bière légère, également offerte à Iker dont il consultait déjà le travail.

—  Tu ne te débrouilles pas trop mal, estima-t-il. Tu rédigeras un résumé qui me servira à vérifier si les orientations proposées sont suivies d’effet. La discussion est importante, mais seuls les actes comptent.

—  Un rituel est-il un acte ?

—  C’est même l’acte suprême, puisqu’il met au présent ce que les dieux accomplirent lors de la première fois.

—  Ce qui vous est arrivé hier soir, seigneur…

—  C’était une sorte de régénération, indispensable pour un homme de mon âge chargé de lourdes responsabilités. As-tu pris conscience de la richesse de cette province et de la nécessité de travailler avec acharnement pour la préserver ? Personne, ici, ne rechigne à la tâche. Et si quelqu’un triche, je ne mets pas longtemps à l’identifier. Ce bel équilibre, un homme veut le détruire : le pharaon Sésostris. Il est notre ennemi, Iker.

Le jeune scribe fut troublé. Le chef de province ne parlait pas au hasard… Lui révélait-il ainsi le nom de celui qui avait voulu sa mort ?

Djéhouty pouvait se montrer satisfait de la prospérité de son agriculture, mais le manque d’informations en provenance de la cour de Memphis le plongeait dans l’angoisse. Cet isolement ne démontrait-il pas que le roi le soupçonnait de complicité avec les révoltés de Sichem ? En ce cas, il lui faudrait prendre son bâton de pèlerin et fédérer les autres chefs de province afin de repousser l’inéluctable attaque du pharaon.

Tel n’était pas l’avis du général Sépi. Lui ne croyait pas à cette alliance de circonstance qui, de son point de vue, déboucherait sur un échec cuisant, préjudiciable à l’ensemble des confédérés. Mieux valait négocier directement avec Sésostris et tenter de lui faire admettre le point de vue de Djéhouty.

Ce dernier hésitait.

Et ces atermoiements, si peu conformes à son caractère, le rendaient irritable.

Un ibis noir se posa non loin d’Iker et le regarda fixement. Puis il fit quelques pas avant de se figer et d’imprimer la marque de ses pattes dans le sol. De son bec, il grava le sommet d’un triangle ainsi formé avant de prendre son envol.

—  Qu’en penses-tu ? demanda Djéhouty.

—  J’ai appris que l’on pouvait consommer en toute confiance l’eau que boivent les ibis, lesquels nous transmettent la lumière de l’origine en traçant des signes. Voici l’un d’eux, seigneur : le triangle, première expression de la pensée créatrice. Autrement dit, créez à votre tour quelque chose de grand, et vos soucis seront effacés.

—  Ton professeur t’a bien formé. Telle pourrait être la solution, en effet.

Dans l’esprit de Djéhouty, un incroyable projet venait de naître. S’il parvenait à le réaliser, même Sésostris serait ébloui.

—  Le général Sépi m’a parlé du Cercle d’or d’Abydos, avança Iker. J’aimerais…

—  Le général Sépi est parti en mission pour une durée indéterminée. Et toi, tu vas avoir beaucoup de travail. Dès ce soir, tu résideras au palais où un bureau t’est réservé. Tu rassembleras l’ensemble des rapports concernant les forces et les faiblesses de ma province, et tu en dégageras les éléments essentiels. Je veux savoir de quoi nous sommes capables en cas de conflit. 

Assis sur un siège en roseaux, Gueule-de-travers achevait de dévorer une cuisse de gazelle tandis que Shab le Tordu se morfondait en contemplant les ombelles de papyrus dansant dans le vent.

—  On a assez patienté, le Tordu. Il est temps de se mettre en route.

Shab était à bout d’arguments. Cette fois, lui-même savait que l’Annonciateur ne viendrait plus. Privé d’un tel chef, il redeviendrait un médiocre voleur sans avenir.

—  On forme une bonne équipe, estima Gueule-de-travers, personne ne nous résistera. À nous les riches villas du Delta ! Oublie le passé, l’ami, et en route vers la fortune.

Un cri de souffrance emplit l’air humide du marais.

—  Le guetteur… le guetteur a été attaqué !

Les guerriers formés par Gueule-de-travers s’emparèrent de leurs armes et se déployèrent pour fondre sur l’agresseur en l’encerclant.

L’apparition de l’Annonciateur les figea sur place.

—  Lequel de mes fidèles oserait s’en prendre à moi ?

  Vous… vous leur avez échappé ! s’exclama Shab, ravi.

—  Ça alors, constata Gueule-de-travers. Ça alors… Vous avez renversé les murs de la prison ?

—  Mieux encore : nos adversaires croient avoir exécuté l’Annonciateur. Pour les Égyptiens, je n’existe plus. Nous disposons donc d’un avantage considérable : pouvoir agir dans l’ombre sans que personne puisse soupçonner d’où proviennent les coups.

Shab le Tordu buvait les paroles de son guide.

—  Ne faut-il pas continuer à répandre la révolte en Canaan, seigneur ?

—  Le pharaon Sésostris a réagi avec la plus extrême vigueur et quadrillé l’ensemble de la région avec son armée. La nouvelle garnison de Sichem est composée de vrais soldats qui réprimeront férocement toute tentative de sédition. Mais là n’est pas le plus grave. En traversant bourgades et villages, je me suis rendu compte de la lâcheté des habitants. Ce sont des moutons incapables de se révolter contre l’occupant et de donner leur vie pour imposer le règne du vrai Dieu. S’appuyer sur eux serait illusoire.

—  Moi, ça ne me surprend pas, déclara Gueule-de-travers. Ces plaisantins-là, je n’y ai jamais cru ! Nous, on n’est pas des froussards.

—  Vous avez forcément un nouveau plan, avança Shab, inquiet.

—  L’aventure de Sichem a été très utile, confirma l’Annonciateur.

—  Alors, intervint Gueule-de-travers, on commence par une ferme ou par une villa ?

—  Choisis la meilleure solution.

—  Une ferme isolée, avec peu de personnel. Il faut bien se faire la main. En ce qui concerne le butin…

—  Tu garderas tout. Shab, cinq hommes et moi-même nous allons nous installer à Memphis.

—  Memphis… Mais la ville est remplie de policiers !

—  Nous n’y commettrons aucun forfait. Au contraire, nous nous intégrerons à la population en tant qu’honnêtes commerçants pour y recueillir un maximum d’informations. Je dois connaître beaucoup mieux ce pharaon et son entourage afin de pouvoir triompher. Aussi nous fixerons-nous comme objectif d’obtenir un allié à l’intérieur même du palais.

—  Impossible ! jugea Gueule-de-travers.

—  Il n’existe pas d’autre solution, mon ami. Toi, grâce à tes raids, tu t’enrichiras et tu me fourniras l’aide nécessaire lorsque je l’exigerai. Et jamais tu ne songeras à me trahir, n’est-ce pas ?

Le regard de l’Annonciateur était plus terrifiant que celui d’un démon du désert.

Gueule-de-travers sut que l’homme au turban déchiffrait ses intentions et qu’il n’avait aucune chance de l’abuser.

L’Annonciateur lui posa la main sur l’épaule, et il eut l’impression que des serres d’oiseau de proie s’enfonçaient dans sa chair.

—  Tu n’avais qu’un tout petit destin de chapardeur, et je t’offre une stature d’assassin qui terrorisera un pays entier. Cesse de te comporter comme un misérable brigand et comprends que l’exercice du pouvoir suprême repose sur deux socles : la violence et la corruption. Tu seras le premier, Shab le second. La fortune te récompensera, mon fidèle ami, et tu t’offriras ce que tu désires. Mais il te faudra être patient, ne frapper qu’avec un masque et progresser à pas comptés.

Pour la première fois, Gueule-de-travers fut vraiment convaincu par le discours de l’Annonciateur. Cet homme-là était un véritable chef de guerre qui savait concevoir et imposer une stratégie. Lui obéir était une force, non une faiblesse.

—  Ça me va, décida Gueule-de-travers.

 

39.

Sous l’œil critique du Grand Trésorier Senânkh, des spécialistes distribuaient des consignes aux personnels chargés de nettoyer les canaux et de consolider les digues en vue de la prochaine crue. Étant donné l’ampleur de la tâche, des paysans avaient été affectés à la corvée qui consistait à remonter au sommet des remblais les coulées de terre, à curer le fond des voies d’eau et des bassins, et à colmater les fissures. La forte chaleur de juin rendait le travail pénible, mais chacun connaissait son importance. Tout devait être mis en œuvre afin de recueillir un maximum d’eau qui servirait, jusqu’à la prochaine crue, à l’irrigation des champs et des jardins. D’autres équipes faisaient des réserves de bois sec pour l’hiver, d’autres encore remplissaient des jarres de fruits séchés, ressource alimentaire indispensable pendant les premiers jours de l’inondation au cours desquels le Nil ne serait pas navigable. Contraints de vivre en autarcie, certains villages devaient se préoccuper de nourrir leurs habitants.

En apparence, tout se passait bien. Mais Senânkh attendait une information capitale en provenance du Sud.

Ce fut un facteur de l’armée qui la lui procura. Aussitôt, le visage du bon vivant se décomposa. Alors qu’il s’apprêtait à déguster un solide déjeuner, il n’eut plus le moindre appétit.

D’un pas plus alerte que d’ordinaire, il se rendit au ministère des Travaux de Pharaon où son collègue Séhotep interrompit ses consultations pour le recevoir sans délai.

Senânkh lui annonça la mauvaise nouvelle.

—  Devons-nous prévenir Sa Majesté ou vaut-il mieux lui cacher la vérité ?

—  Tu as raison de te poser cette question, estima Séhotep. Si nous informons le roi, il ne restera pas inactif et prendra probablement des risques inconsidérés. Mais nous sommes membres de son conseil, et nous taire serait une faute grave.

—  Tel est également mon avis.

Les deux ministres demandèrent donc audience.

Senânkh prit la parole.

—  Plusieurs observations le confirment, Majesté : les cyclamens développent au plus loin leurs racines afin de capter l’eau. Ce phénomène ne laisse subsister aucun doute : la crue sera trop faible. Autrement dit, après trois années moyennes qui ne nous ont pas permis de reconstituer nos réserves de céréales, nous risquons la famine.

—  Ce désastre ne survient pas par hasard, jugea Sésostris. L’acacia d’Osiris à Abydos dépérit, le maître de la crue nous signifie ainsi son mécontentement. Je dois me rendre à Éléphantine pour le vénérer et rétablir l’harmonie.

Telle était précisément la décision que redoutaient les deux ministres.

—  Majesté, rappela Senânkh, la région n’est pas sûre. Le chef de cette province est un opposant déterminé qui dispose d’une milice dont la férocité est renommée. De plus, pour atteindre Éléphantine, il vous faudra traverser plusieurs contrées hostiles. Sans nul doute, votre bateau sera attaqué.

—  Crois-tu que je mésestime ces dangers ? Il en est un autre, beaucoup plus grave : la famine. Quels que soient les risques, je dois tenter de l’éviter.

—  En ce cas, Majesté, proposa Séhotep, il faut mobiliser l’ensemble de nos troupes.

—  Ne dégarnissons surtout pas le pays de Canaan. Seule une forte présence militaire maintiendra la paix que nous avons rétablie. Je me contenterai d’une flottille formée de bâtiments légers. Qu’elle soit prête à partir le plus vite possible.

Le général Nesmontou avait sélectionné lui-même les vingt bateaux et leurs équipages, mais cette expédition lui déplaisait au plus haut point, et il ne se priva pas de le dire au souverain, qui l’écouta avec attention.

—  Admettons, Majesté, que votre nouvel allié Ouakha ne soit pas un hypocrite et qu’il reste neutre. Ce n’est pas une raison pour oublier les cinq autres ! D’abord, le groupe des trois : Khnoum-Hotep, Djéhouty et Oukh. Ils ont beau avoir hotep, « la paix », dans leur nom, ils ne songent qu’à faire grossir leurs milices. Par bonheur, ils sont tellement attachés à leurs privilèges familiaux qu’ils se révèlent incapables de s’unir. À supposer que vous passiez cet obstacle, vous vous heurteriez à Oup-ouaout, le chef de la province d’Assiout. Un vrai guerrier qui n’hésitera pas à se lancer dans une offensive meurtrière ! Si, par miracle, nous parvenions en vue d’Éléphantine, il resterait le pire, Sarenpout, avec ses bandes armées fortes de Nubiens plus féroces que des fauves. J’espère avoir été clair, Majesté.

—  On ne saurait l’être davantage, général. Mes bateaux sont-ils prêts ?

—  Mais, Majesté…

—  Dans toute existence survient l’instant où un être humain, quel que soit son rang, doit prouver sa véritable valeur. Pour moi, ce moment est arrivé, et chacun le sent. Ou bien je sauve l’Égypte de la famine, ou bien je ne suis pas digne de la gouverner.

—  Vous savez pourtant que nous n’avons aucune chance et que cette expédition se terminera par un désastre.

—  Si le vent du nord nous est favorable et nos marins habiles, nous bénéficierons d’un avantage non négligeable : la rapidité.

—  J’ai choisi les meilleurs. Et la peur de mourir les rendra encore plus efficaces.

Les ordres étant les ordres, le vieux général ne se posait plus aucune question. Et sous son commandement, personne ne reculait.

Médès souffrait de diarrhées qui n’étaient dues ni à la chaleur ni à l’alimentation, mais à sa crainte de voir surgir des bateaux animés de mauvaises intentions. À l’idée d’être transpercé par une flèche ou trucidé par une épée, ses intestins lâchaient. Et ce n’était pas la présence de Sobek le Protecteur qui le rassurait. Malgré ses compétences, que pourrait-il faire face à une attaque massive des chefs de province ?

Médès avait imaginé autrement sa première participation officielle à un voyage royal ; il lui fallait néanmoins montrer bonne figure sans émettre la moindre critique à propos de cette folle aventure où périrait la totalité du gouvernement de l’Égypte.

—  Ça ne va pas ? lui demanda Séhotep, le Porteur du sceau royal, avec un sourire malicieux.

—  Si, si, mais ce temps lourd me retourne l’estomac.

—  À mon sens, un orage ne devrait pas tarder à éclater.

—  Alors, il nous faudra accoster. Nos bateaux ne sont pas assez robustes pour supporter la colère du Nil.

—  C’est certain. Buvez un peu de bière tiède et mangez du pain rassis, ça calmera vos spasmes.

Au moment où la flottille abordait la première zone dangereuse, le ciel se déchaîna. Des éclairs le déchirèrent, le tonnerre gronda avec une violence inhabituelle.

À bord du vaisseau royal, on prépara la manœuvre d’accostage.

—  Continuons, ordonna Sésostris.

—  Majesté, objecta le général Nesmontou, ce serait trop risqué !

—  C’est notre meilleure chance de passer l’obstacle. Les marins que tu as choisis ne sont-ils pas les meilleurs ?

Éberlué, Médès s’aperçut que le navire de tête demeurait au milieu du fleuve et affrontait la tempête, imité par ses suivants.

Au bord de l’évanouissement, il se réfugia dans sa cabine pour ne pas assister au naufrage.

Des vagues furieuses firent gémir les coques, les mâts ployèrent jusqu’à leur point de rupture, des bastingages furent arrachés. Deux marins tombèrent à l’eau, personne ne put les secourir.

Sésostris en personne maniait le gouvernail. Très droit, doté d’un exceptionnel pouvoir de concentration, il affronta sans faiblir la colère de Seth.

Lorsque la lumière perça les épais nuages noirs, le Nil commença à s’apaiser, et le roi confia de nouveau la barre au capitaine.

—  En voulant nous détruire, observa Sésostris, Seth nous a aidés. Qu’une offrande lui soit accordée.

Le monarque alluma un brasero sur lequel il fit brûler une figurine de terre cuite représentant un oryx mâle percé d’un couteau. Au cœur du désert, l’étonnant quadrupède était capable de résister aux plus fortes chaleurs. Ne communiquerait-il pas au roi un peu de cette vertu ?

—  On est passé, constata le général Nesmontou. Voilà trois chefs de province mis dans l’incapacité d’intervenir !

Ce bel optimisme fut de courte durée.

—  Maintenant, annonça-t-il, il y a Assiout et ce va-t-en-guerre d’Oup-ouaout. Autant prévoir un combat féroce.

La nuit tombait quand la flottille aborda la deuxième zone dangereuse. Après plusieurs jours de navigation ininterrompue, les organismes étaient fatigués. Et nul ne se serait risqué à naviguer dans l’obscurité, surtout en cette période où les caprices du fleuve pouvaient être aussi redoutables que les hippopotames.

—  Je propose deux journées de repos pour préparer l’affrontement, suggéra Nesmontou.

—  Nous continuons, décida Sésostris.

Le vieux général s’étrangla.

—  Si nous nous éclairons avec le nombre de torches indispensables, la milice d’Assiout nous repérera aisément !

—  C’est pourquoi les torches demeureront éteintes.

—  Mais, Majesté, il…

—  Je sais, Nesmontou. Forcer le destin est la seule solution.

À la proue du premier navire, Sésostris donna les indications de vitesse et de direction. En cette nuit de nouvelle lune, la tâche s’avéra particulièrement ardue. Le pharaon ne commit aucune erreur, nulle divinité ne contraria son action, et la flottille glissa sur une eau tranquille.

Nesmontou n’était pas peu fier de servir un homme de la trempe de Sésostris. Certes, le plus difficile restait à accomplir, mais la réputation du monarque ne cessait de grandir parmi les soldats et les marins. Commandés par un tel chef qui s’impliquait lui-même dans l’action, qu’avaient-ils à craindre ?

Pourtant, le spectacle que contemplaient les voyageurs les rendait moroses.

À l’approche d’Éléphantine, les berges étaient craquelées. Hommes et bêtes souffraient d’une chaleur accablante, les cultures brûlées par le soleil appelaient la crue. Les ânes continuaient à travailler, portant des sacs de céréales d’un village à l’autre pendant que les paysans achevaient le battage. Chaque pas, chaque geste exigeait de rudes efforts.

—  Majesté, constata Nesmontou, nous sommes repérés.

Le général désigna un Nubien, perché au sommet d’un palmier et faisant de grands gestes à l’intention d’un collègue posté un peu plus loin que lui. D’arbre en arbre, l’annonce de l’arrivée de bateaux inconnus parviendrait vite au chef de province Sarenpout.

—  Ne serait-il pas judicieux de mettre en panne et d’affiner notre stratégie ? interrogea Nesmontou.

—  Nous continuons.

Le vent était tombé, les rameurs progressaient avec lenteur, le cœur des soldats battait plus fort. Se heurter à la milice locale, nombreuse et bien armée, ne serait pas une partie de plaisir. Sans un miracle, le combat était perdu d’avance.

Après une période de relative tranquillité au cours de laquelle sa santé s’était rétablie, Médès éprouvait à nouveau de douloureuses contractions abdominales. La milice de Sarenpout était réputée pour sa cruauté.

Et si l’inévitable défaite de Sésostris, inconscient de la supériorité de son adversaire, se transformait en victoire pour Médès ? Il lui faudrait sauter sur le quai au bon moment, se rendre aux soldats de Sarenpout, lui prêter allégeance, dévoiler les secrets de la cour de Memphis et proposer une alliance.

Les nerfs à fleur de peau, Sobek se préparait à défendre son roi jusqu’au sacrifice de sa propre vie. Avant de pouvoir l’approcher, l’ennemi subirait de telles pertes qu’il finirait peut-être par reculer. En tout cas, il fallait y croire.

Séhotep semblait aussi détendu qu’un convive invité à un banquet si prestigieux qu’il ne fallait le manquer sous aucun prétexte. À l’observer, qui aurait imaginé que la peur le rongeait ?

—  Les voilà, Majesté, annonça le général Nesmontou, le visage grave.

Le chef de province Sarenpout n’avait pas pris la menace à la légère, puisque la totalité de ses bateaux se déployait sur le Nil.

—  Je ne pensais pas qu’il en possédât autant, déplora le vieux général.

—  Sa province est la plus vaste de Haute-Égypte. Sarenpout ne gère-t-il pas au mieux ses richesses ? Voici encore un excellent administrateur qui n’a pas perçu l’essentiel : une bonne gestion ne suffit pas à maintenir le lien vital entre le ciel et la terre dont Pharaon est le garant.

—  S’il le faut, Majesté, nous combattrons. Mais est-il vraiment nécessaire de se faire massacrer ?

 

40.

Le pharaon Sésostris regarda s’approcher le bateau du chef de province Sarenpout qui se tenait à sa proue. Le visage large, le front bas, les yeux espacés, les pommettes saillantes, la bouche ferme et le menton prononcé, le maître des lieux avait la musculature d’un homme d’action, impitoyable et énergique. Sur sa poitrine, une amulette en forme de nœud magique accrochée à une chaîne de perles.

Sans hésiter, il monta à bord du vaisseau royal.

—  Majesté, déclara-t-il d’une voix irritée, je déplore de ne pas avoir été officiellement informé de votre visite. Puisque vous vous êtes déplacé en personne, je suppose que le motif de ce voyage est de première importance. C’est pourquoi je vous convie à me suivre jusqu’à mon palais où nous converserons à l’abri des oreilles indiscrètes.

Le roi acquiesça.

Sarenpout retourna sur son bateau, et le cortège prit la direction du quai principal d’Éléphantine.

—  Refusez, conseilla le général Nesmontou. À terre, impossible de vous défendre. Sans nul doute, c’est un traquenard.

Sésostris demeura silencieux jusqu’à l’accostage.

—  Que personne ne me suive, ordonna le roi en descendant la passerelle.

Encadré par les miliciens de Sarenpout qu’il dépassait d’une bonne tête, le monarque fut accueilli sur le seuil du palais par les deux chiens du chef de province, un mâle noir, élancé, à la tête fine et aux longues pattes, et une femelle beaucoup plus petite, bien ronde, aux mamelles proéminentes.

—  Elle s’appelle Gazelle, précisa Sarenpout, et bénéficie de la protection de Bon Compagnon. Il veille sur elle comme si elle était sa mère.

Bon Compagnon s’approcha du roi et lui lécha la main. Mise en confiance, Gazelle se frotta contre le mollet du souverain.

—  Il est rare que mes deux chiens se montrent aussi aimables avec un inconnu, s’étonna Sarenpout.

—  Je ne suis pas un inconnu, mais le pharaon de Haute et de Basse-Égypte.

Un bref instant, Sarenpout soutint le regard du roi.

—  Entrez, Majesté.

Précédé par les deux chiens qui lui montrèrent le chemin, Sésostris pénétra dans un somptueux palais et gagna la salle d’audience à deux colonnes peintes de motifs floraux où se trouvait déjà Ouakha, le chef de la province du Cobra.

Le vieil homme se leva et s’inclina.

—  Si je n’ai pas détruit votre flottille, expliqua Sarenpout, c’est à cause de l’intervention de mon ami ici présent. Il est persuadé que vous voulez éviter un désastre. Aussi m’a-t-il prié de ne pas m’opposer à votre tentative pour faire naître une bonne crue.

—  Telle est bien mon intention, Sarenpout.

—  Permettez-moi d’être sincère, Majesté : cet argument ne vaut pas mieux qu’une fable ! En réalité, vous êtes ici pour imposer votre joug sur ma province.

—  Avec seulement vingt bateaux légers ?

Sarenpout fut troublé.

—  C’est peu, j’en conviens, mais…

—   Commençons par l’essentiel : Maât, l’éternelle règle de vie. C’est elle qui crée l’ordre du monde, celui des saisons, la justesse et la justice, le bon gouvernement, une économie harmonieuse. Grâce à Maât, nos rites permettent aux forces divines de demeurer sur notre terre. Qui veut respecter Maât doit suivre le chemin de la rectitude en pensée, en paroles et en actes. Es-tu de ceux-là, Sarenpout ?

—  Comment pouvez-vous en douter, Majesté ?

—  En ce cas, jures-tu sur la vie de Pharaon que tu es innocent du crime commis contre l’acacia d’Osiris, en Abydos ?

La stupeur du chef de province ne paraissait pas feinte.

—  Que… que se passe-t-il là-bas ?

—  Un maléfice s’abat sur ce pays, l’acacia dépérit. Aussi le liquide vital dispensé par Osiris risque-t-il de nous faire défaut et de condamner le pays entier à la famine. C’est ici, à Éléphantine, que naît la source secrète du Nil. C’est ici que repose l’une des formes d’Osiris. C’est forcément ici que sa paix a été troublée pour empêcher la crue de répandre ses bienfaits.

Le raisonnement du monarque ébranla Sarenpout, qui refusa cependant de l’accepter.

—  Impossible, Majesté ! Nul n’oserait aborder le territoire de Biggeh, aucune présence humaine n’y est admise. Mes miliciens font bonne garde, leur vigilance n’a pas été surprise.

—  Je suis persuadé du contraire, et mon devoir consiste à rétablir le circuit de l’énergie qui a été interrompu. Laisse-moi libre accès à l’îlot.

—  Les gardiens de l’autre monde vous foudroieront !

—  Je cours le risque.

Comprenant que ce roi au physique de colosse ne céderait pas, Sarenpout accepta de partir avec lui et Ouakha pour Biggeh. Après avoir longé l’île de Séhel en face de laquelle se déployaient les vastes carrières de granit, le chef de province s’immobilisa au pied de la première cataracte, un chaos rocheux infranchissable à cette époque de l’année. De là partait une route de portage protégée par un mur de briques. Elle reliait les embarcadères situés aux extrémités nord et sud de la cataracte.

—  Rien de plus efficace que cette barrière pour contrôler les marchandises en provenance de Nubie, déclara Sarenpout avec fierté. Les taxes prélevées par mes douaniers contribuent à la richesse de la région.

Voyant que le souverain était trop concentré sur sa tâche pour s’intéresser à des détails matériels, le volubile notable, un peu vexé, se réfugia dans le mutisme.

Une embarcation légère franchit la courte distance qui séparait la berge de l’îlot interdit.

—  Majesté, puis-je une dernière fois vous déconseiller cette aventure ?

—  Je ne vois pas tes soldats.

—  Ils surveillent la route de portage, les postes de douane, les…

—  Mais pas Biggeh lui-même.

—  Qui oserait mettre le pied sur ce territoire sacré d’Osiris ?

—  On s’est bien attaqué à l’acacia d’Abydos.

L’embarcation aborda.

Un étrange silence environnait le lieu saint. Pas un chant d’oiseau, pas même un souffle de vent. Le roi s’engagea dans un dédale végétal formé d’acacias, de jujubiers et de tamaris.

—  Si Sésostris réussit à nous offrir la crue abondante qui nous est nécessaire, je deviens son fidèle serviteur, jura Sarenpout.

—  Je te rappellerai ta promesse, dit Ouakha.

Abritées sous les feuillages, trois cent soixante-cinq tables d’offrande, autant que de jours de l’année, étaient disposées autour d’un rocher. À l’intérieur, une caverne appelée « Celle qui abrite son maître », à savoir Osiris.

Sur chaque table d’offrande, un vase contenant du lait. Tous les jours, le précieux liquide, issu des étoiles, était régénéré par les puissances créatrices qui agissaient hors du regard des humains.

Cinq de ces vases, correspondant aux cinq derniers jours de l’année notamment dédiés à Isis et à Osiris, avaient été brisés.

Sésostris comprenait pourquoi la crue serait catastrophique. Quelqu’un avait violé le lieu sacré, l’énergie ne circulait plus.

Cherchant un indice pour identifier le coupable, le roi découvrit un morceau de laine, matière strictement interdite aux prêtres égyptiens qui ne portaient que du lin. Celui qui était venu ici ignorait les usages rituels ou bien il s’en moquait.

Des bruissements d’ailes troublèrent la quiétude du lieu. Un faucon et un vautour se posèrent au sommet du rocher et dévisagèrent l’intrus.

—  Je suis votre serviteur. Éclairez-moi sur le chemin à suivre.

Le faucon s’envola, le vautour demeura immobile.

—  Grâces te soient rendues, mère divine. Ce qui doit être accompli le sera.

Sarenpout n’en crut pas ses yeux. Le pharaon était encore vivant !

—  À présent, déclara Sésostris, je connais la racine du mal.

—  Êtes-vous capable de l’extirper, Majesté ?

—  Oserais-tu penser que la déesse a abandonné le pharaon ? Regarde au loin, Sarenpout, et sois attentif à sa voix.

D’abord, ce ne fut qu’un point lumineux sur l’horizon, comme un mirage. Puis il s’épaissit jusqu’à prendre la forme d’une barque. Et le frêle esquif progressa lentement vers l’îlot sacré.

À bord, un rameur fatigué et une jeune femme d’une incomparable élégance. Même Sarenpout, qui avait comme maîtresses des Nubiennes d’une beauté sans égale, fut stupéfié.

De quel monde venait cette apparition aux formes parfaites, au visage serein, au regard si lumineux qu’il élevait l’âme ?

La jeune prêtresse était vêtue d’une longue robe blanche maintenue par une ceinture rouge bordée, en haut et en bas, de galons jaune, vert et rouge. Une perruque longue laissait ses oreilles découvertes. À ses poignets, des bracelets d’or et de lapis-lazuli. À son cou, un scarabée en cornaline serti d’or.

—  Qui est-elle ? demanda Sarenpout, subjugué.

—  Une prêtresse d’Abydos dont l’aide m’est indispensable, répondit le monarque. Dans un rituel destiné à capter les faveurs de la crue, elle a incarné le vent du sud.

À la poupe, une harpe portative, un papyrus roulé et scellé, et une statuette de Hâpy, le génie androgyne du fleuve.

—  Préparez les offrandes, ordonna Sésostris aux deux chefs de province avant de disparaître à nouveau dans le labyrinthe végétal, cette fois en compagnie de la prêtresse.

Face à la caverne du Nil, ils s’immobilisèrent. Sur le rocher, le vautour et le faucon les observaient.

—  Isis a retrouvé Osiris, affirma le pharaon. Le dernier obstacle se lève, les fruits du perséa sont parvenus à maturité, les canaux peuvent être ouverts et remplis de l’eau nouvelle. Que les sources du Nil soient généreuses, que le faucon protège l’institution royale et que le vautour soit la mère qui vainc la mort.

La jeune femme joua de la harpe à quatre cordes. Entre la caisse et la baguette, une pièce de sycomore avait la forme du nœud magique d’Isis. Une tête de la déesse Maât ornait sa partie supérieure, veillant ainsi à ce que l’instrument, si difficile à jouer, émette une harmonie apaisante.

—  Que Pharaon mange le pain de Maât et boive sa rosée, chanta-t-elle d’une voix douce, sur un rythme lent.

Dans la caverne, le sol bougea.

Apparut un immense serpent vert qui forma un cercle et avala sa queue.

—  Le cycle de l’année passée est achevé, dit le souverain, il donne naissance à l’an nouveau. En se dévorant lui-même, le temps sert de support à l’éternité. Que le serpent des sources du Nil soit le nourricier des Deux Terres.

Le faucon et le vautour prirent leur envol et tracèrent de grands cercles protecteurs autour du monarque et de la prêtresse, qui brisa le sceau du papyrus, le déroula et pénétra dans la caverne.

Elle le plongea dans un vase en or. Vierge de toute inscription, le document fut dissous en quelques instants.

La jeune femme présenta le vase au roi.

—  Je bois les paroles de puissance, inscrites dans le secret de la crue, afin qu’elles s’incarnent par ma voix et répandent leur énergie.

En présence de Sarenpout, d’Ouakha, des notables de la province et d’une foule attentive et recueillie, Sésostris accomplit la grande offrande à la crue naissante.

Il jeta dans le fleuve la statuette de Hâpy, imprégnée du pouvoir des sources secrètes, un papyrus scellé, des fleurs, des fruits, des pains et des gâteaux.

Au sommet du ciel, Sothis brillait. Dans tous les temples d’Égypte, des lampes avaient été allumées.

Le doute n’était plus permis : à voir le dynamisme du Nil qui montait à belle allure, la crue serait abondante.

—  Hâpy, toi dont l’eau est le reflet du fluide céleste, soit de nouveau notre père et notre mère. Que seules demeurent émergées les buttes de terre, comme au premier matin du monde, lorsque tu sortis du Noun, l’océan d’énergie, pour donner vie à ce pays.

Des cris de joie saluèrent cette ultime déclaration de Sésostris, qui prit la tête de la procession en direction du temple d’Éléphantine où, pendant plusieurs jours, seraient prononcées les paroles de puissance destinées à fortifier la crue.

—  Il a réussi, constata Sarenpout. Ce roi est un véritable pharaon.

—  Et toi, rappela Ouakha, tu dois tenir ta promesse. Comme la mienne, ta province est désormais au service de Sésostris.

 

41.

Malgré de rudes conditions de travail, le jeune fermier ne se plaignait pas. Avec l’aide de son épouse et de trois paysans courageux, il tenait une petite exploitation suffisamment prospère pour les nourrir, leur permettre d’acheter meubles et vêtements, et même d’envisager une extension. Dans un an ou deux, il embaucherait et se construirait une nouvelle maison. Et s’il parvenait à mettre en valeur le terrain marécageux qui jouxtait son champ, il recevrait une aide de l’État.

Affamé, le fermier pénétra dans la cabane en roseaux où son épouse avait coutume de déposer le panier contenant son déjeuner.

Cette fois, rien.

Il eut beau regarder et regarder encore, pas le moindre panier !

D’abord mécontent, puis inquiet, il sortit de la cabane et se heurta à un monstre velu qui le repoussa violemment en arrière.

— Pas de précipitation, l’ami ! On doit causer.

Le paysan tenta de se saisir d’une fourche, mais un coup de pied dans les côtes le fit lourdement chuter. Le souffle coupé, il voulut se relever. La poigne de Gueule-de-travers l’immobilisa.

—  On se calme, l’ami. Sinon, mes hommes tueront l’un de tes employés. Pour commencer, juste pour commencer…

—  Ma femme… Où est ma femme ?

—  Entre de bonnes mains, tu peux me croire ! Mais tant que je n’en aurai pas donné l’ordre, on ne la touchera pas.

—  Que veux-tu ?

—  Une bonne entente entre gens raisonnables, répondit Gueule-de-travers. Ta ferme est trop isolée, elle a besoin de protection. Cette protection, je te l’offre. Tu n’auras plus rien à redouter des maraudeurs et tu travailleras en toute tranquillité. Quand je dis « je te l’offre », c’est presque vrai ; toute peine méritant salaire, je ne prélèverai que dix pour cent de tes revenus.

Le paysan se révolta.

—  Cela doublerait le poids de mes impôts qui est déjà insupportable !

—  La sécurité n’a pas de prix, mon ami.

—  Je refuse.

—  Comme tu voudras, mais c’est une grave erreur. Tes employés seront égorgés, ta femme violée et brûlée. Et toi, tu la rejoindras dans le brasier avec tes enfants. Tu comprendras aisément que ma réputation l’exige.

—  Ne faites pas ça, je vous en supplie !

—  Tu sais, bonhomme, lui dit Gueule-de-travers en le relevant, je peux me montrer très gentil, mais la patience n’est pas ma principale qualité. Ou tu m’obéis au doigt et à l’œil, ou je passe immédiatement à l’action.

Brisé, le paysan céda.

—  Bon, te voilà enfin raisonnable ! Mes hommes et moi, on va résider quelques jours ici pour voir comment tu travailles et quels résultats précis je dois espérer de notre collaboration. Comme ça, tu n’auras pas envie de me mentir. Après mon départ, ta ferme sera surveillée en permanence. Si tu prenais la malencontreuse initiative de t’adresser à la police, ni toi ni tes proches ne sortiriez vivants de cette démarche stupide. Votre agonie serait longue, très longue, et celle de ta femme particulièrement atroce.

Gueule-de-travers tapa sur l’épaule du paysan.

— Maintenant, pour sceller notre contrat, on va boire et manger !

Après avoir songé à massacrer ses victimes et à détruire leurs habitations, Gueule-de-travers avait eu une bien meilleure idée : l’extorsion et le chantage. En laissant derrière lui des cadavres et des ruines, il aurait fini par attirer l’attention des autorités ; mais en prélevant des richesses sur ses « protégés » contraints au silence, il demeurerait dans l’ombre tout en multipliant d’excellentes affaires.

Bientôt, l’Annonciateur serait fier de lui.

Memphis émerveillait Shab le Tordu. Le port, le marché, les échoppes, les quartiers populaires, les rues grouillantes d’Égyptiens et d’étrangers, tout le fascinait ! Les journées lui semblaient trop courtes, il lui faudrait des mois, sinon des années, pour découvrir les mille et un attraits de cette capitale remuante qui ne connaissait jamais le repos.

L’Annonciateur, lui, semblait indifférent à ce tumulte. Il se glissait dans la population comme un fantôme que personne ne remarquait. Grâce à son pouvoir de séduction, il n’avait pas tardé à trouver un logement modeste lié à une boutique fermée depuis plusieurs semaines.

— Nous allons devenir d’honnêtes commerçants, dit l’Annonciateur à sa petite troupe, et nous faire apprécier du voisinage. Mêlez-vous aux Memphites, ayez des maîtresses, fréquentez des tavernes.

Ce programme était loin de déplaire aux intéressés, qui nettoyèrent les locaux et les garnirent de nattes, de paniers et d’étagères.

L’Annonciateur emmena Shab vers le port.

Soudain, des cris de joie montèrent de toute la ville, et les rues s’emplirent d’une foule bruyante qui entonna des chants à la gloire de Sésostris.

L’Annonciateur s’adressa à un homme âgé, un peu plus calme que ses concitoyens.

—  Que se passe-t-il ?

—  Nous redoutions une crue insuffisante, mais le pharaon a fraternisé avec le génie du Nil. L’Égypte aura de l’eau en abondance, le spectre de la famine est écarté.

Frémissant de bonheur, le passant rejoignit les fêtards.

—  Mauvaise nouvelle, reconnut l’Annonciateur. Je ne pensais pas que Sésostris oserait fouler le territoire sacré de Biggeh et s’aventurer jusqu’aux sources cachées du Nil.

—  Vous… vous êtes allé là-bas ? S’étonna le Tordu.

—  Les cinq tables d’offrande des derniers jours de l’année ayant été profanées, la circulation de l’énergie était interrompue. Mais ce monarque a eu le courage de forcer les barrages et de remettre l’ordre à la place du désordre. C’est un rude adversaire qui ne sera pas facile à terrasser. Notre victoire n’en sera que plus belle.

Shab le Tordu eut peur.

Peur de cet homme qui n’en était pas tout à fait un, en raison de ses multiples pouvoirs. Rien, même le plus sacré, ne l’arrêterait.

Comme s’il connaissait parfaitement Memphis, l’Annonciateur s’engagea sans hésiter dans une succession de ruelles situées derrière le port et finit par frapper quatre coups espacés à la petite porte d’une maison délabrée.

Un coup lui répondit. L’Annonciateur en frappa deux autres, très rapprochés.

La porte s’ouvrit.

Pour pénétrer dans une vaste pièce au sol de terre battue, l’Annonciateur et son disciple durent baisser la tête.

Trois barbus s’inclinèrent devant leur maître.

—  Grâce à Dieu, seigneur, dit l’un d’eux, vous êtes sain et sauf !

—  Nul ne m’empêchera d’accomplir ma mission. Ayez confiance en moi, et nous triompherons.

Tous s’assirent, et l’Annonciateur commença à prêcher.

Son discours était répétitif, il martelait les mêmes thèmes avec une insistance lancinante : Dieu lui parlait, il en était l’unique interprète, les incroyants seraient soumis par la violence, les blasphémateurs exécutés, les femmes ne devaient plus jouir des libertés insupportables que leur accordait l’Égypte. Sources de tous les maux : le pharaon et l’art royal de faire vivre Maât. Lorsqu’elles seraient enfin taries, la doctrine de l’Annonciateur effacerait les frontières. La terre entière ne serait plus qu’un seul pays, régi par la vraie croyance.

—  Rasez-vous, ordonna l’Annonciateur à ses fidèles, habillez-vous à la mode memphite, immergez-vous dans cette ville. D’autres instructions suivront.

Fasciné par le discours de son maître, Shab le Tordu attendit d’être sorti de la maison pour l’interroger.

—  Seigneur, ces hommes n’étaient-ils pas des Cananéens de Sichem ?

—  En effet.

—  Avez-vous décidé de les faire venir à Memphis ?

—  Ceux-là, puis beaucoup d’autres.

—  Vous n’avez donc pas renoncé à libérer Canaan !

—  Je ne renonce jamais, mais il faut savoir s’adapter. Nous rongerons la société égyptienne de l’intérieur, sans qu’elle s’en doute. Et c’est Memphis la tolérante et la bigarrée qui nous fournira elle-même le poison destiné à la tuer. Il nous faudra infiniment de temps et de patience, mon fidèle ami, et nous devrons aussi utiliser d’autres armes.

Shab le Tordu n’était pas au bout de ses surprises.

Dans une autre ruelle, le porche d’une belle demeure à un étage. L’Annonciateur s’adressa au gardien en une langue inconnue.

Le gardien lui accorda le passage, ainsi qu’à Shab.

Les deux visiteurs furent accueillis par un personnage chaleureux et volubile dont les formes arrondies traduisaient l’amour pour la bonne chère.

—  Enfin vous voilà, seigneur ! Je commençais à m’inquiéter.

—  Des contretemps sans importance.

—  Passons au salon. Mon cuisinier a préparé des gâteaux qui raviraient les palais les plus exigeants.

Shab le Tordu ne se fit pas prier, mais l’Annonciateur ne toucha pas aux pâtisseries.

—  Où en sommes-nous ? demanda-t-il d’une voix si sévère que l’atmosphère devint aussitôt glaciale.

—  Les choses avancent, seigneur.

—  En es-tu si sûr, mon ami ?

—  Vous savez, ce n’est pas facile ! Mais la première expédition partira bientôt.

—  Je ne tolérerai aucun incident, précisa l’Annonciateur.

—  Vous pouvez compter sur moi, seigneur !

—  Quel point d’arrivée as-tu choisi ?

—  La petite ville de Kahoun. Elle revêt beaucoup d’importance aux yeux du pharaon Sésostris. J’y ai de bons contacts, nos hommes s’y installeront sans trop de difficulté.

—  J’espère que tu ne te trompes pas.

—  Je préfère prendre davantage de temps que prévu, seigneur, et ne commettre aucune erreur. Vous verrez, Kahoun est bien le bon endroit. Ce roi est un homme rusé qui sait s’entourer de précautions, et il n’a aucune confiance dans la cour de Memphis.

L’Annonciateur eut un étrange sourire.

Oui, cette piste-là était la bonne. Son réseau avait bien travaillé.